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Comparatisme et littérature-monde


23 April 2015 | By Philippe Daros | Université Paris 3

  • Philippe Daros

    Professeur de littérature générale et comparée, Directeur de l’École doctorale 120 (Littératures française et comparée)

 

Argument : La littérature comparée comme discipline développant une mise en relation des systèmes symboliques, des langues, des cultures en termes de "planetarity" (Gayatri Spivak : voir infra) 

Introduction

Archéologie de la notion de littérature mondiale : de l'utopie du  XVIIIe siècle et du rêve d'une Weltliterature jusqu'à l'hégémonie des littératures nationales au XIXe siècle.

La notion de littérature universelle. C'est d'abord un héritage allemand et de la pensée et de la langue allemande. De la pensée : c'est en 1784 que Kant publie L'idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique. mais il s'agit de tenter de donner forme à ce grand espoir de mise en œuvre d'un processus d'évolution de l'humanité vers "Les lumières", vers une théorie politique qui, parce qu'elle engloberait tous les temps et tous les espaces, permettrait une unification mondiale des institutions politiques, économiques, juridiques linguistiques et religieuses. De la langue, car c'est la langue allemande qui développa un champ sémantique extrêmement riche autour du mot Welt, de Kant jusqu'à Heidegger. Kant va parler de Weltgeschischte (Histoire universelle), de Weltliteratur (littérature mondiale ou universelle). Mais, dans les faits historiques, il est rétrospectivement évident que ce schéma de raisonnement est profondément européocentrique, autour des valeurs de l'humanisme et de sa conception du sujet comme universel, mais encore qu'il est lié, en termes de limites effectives, à "L'Europe des Nations" du XVIIIe siècle et les droits cosmopolitiques impliquent le respect des indépendances nationales. A cet espoir kantien de l'unité universelle répond une histoire de la nation et, bientôt, au XIXe siècle en Europe une exaspération des histoires en termes de spécificités nationales. 

I/ Le grand partage du XIXe siècle

L'histoire de la littérature, de toutes les littératures sans doute est marquée par un concept fondamental : celui de la relation. Certes toute la littérature a traité, traite et traitera de la relation, problématique (problématique car si non : absence de dynamique fictionnelle) entre l'homme et le monde. mais deux grands courants se dessinent au XIXe siècle. 

Premier courant : une littérature qui traite de la singularité de la vie du personnage, vérifiant en cela les propos et l'opposition de Walter Benjamin entre le personnage du conte et celui du roman. Là n'est pas l'objet de mon discours aujourd'hui mais il apparaît avec force que ce premier "courant" romanesque est marqué par la description du conflit (d'une intensité souvent tragique) entre l'individu et la société : Stendhal, Flaubert, Dostoievski, Tolstoi, les naturalistes, Huysmanns, mais aussi, un peu plus tard, toute la littérature américaine, je pense à Faulkner) rendent compte de ce conflit. Chacun a en mémoire la poétique de Baudelaire faisant du poète un "voyant" hors du monde, témoignant d'une inadaptation à celui-ci (voir bien sûr le poème "L'albatros" dans Les Fleurs du Mal).  De façon assez surprenante, cette évolution des thèmes développés par la littérature romanesque mais aussi poétique et théâtrale du XIXe siècle, en particulier de la seconde moitié apparaît nettement comme une conséquence de l'essor de l'anthropologie culturelle.

Épistémologie d'un grand partage : Le développement de l'ethnologie française, dans un cadre institutionnel mais aussi sur le "terrain", un peu partout dans le monde, au XIXe siècle, va avoir une conséquence surprenante : celle d'une redéfinition, contrainte, du "territoire" de la littérature. C'est là l'apparition d'une grande ligne de partage se met alors en place, entre les sciences dites humaines et la littérature au sujet de leur fonctions respectives : parler des hommes, tenter d'expliquer leurs comportements, leurs systèmes symboliques, bref rendre compte de la question du « Qui ? »1, du "Qui suis-je? Cette question du "Connais-toi toi même", de la connaissance et du "souci de soi" est aussi ancienne que la philosophie grecque mais tandis que la littérature depuis Platon et Aristote tentait de mettre en forme des réponses, à partir du XIXe siècle et du développement des sciences dites "humaines", ce sont celles-ci qui vont, impérieusement, prendre en charge la problématisation de ces questions "ontologiques", du sens de la vie humaine, des comportements, de la norme et de l'écart.

Michel Foucault, dans Les mots et les choses (1966) avait formulé clairement ce transfert de "compétences" dans une perspective épistémologique : les positivités empiriques, les sciences humaines, attestent l’acquisition d’un savoir analytique sur le langage, sur l’économie, sur la psychologie, sur l'histoire  et prétendent fonder une connaissance « objective ». Ces savoirs analytiques s'annexent alors la représentation de l'homme, du sujet historique et, dans le même temps, comme par réaction peut-être, les arts, la littérature tentent de s'affranchir de ces mêmes bornes. L’enjeu de cet essor des sciences humaines est précisé par Michel Foucault : il s’agit de donner à lire, à comprendre le « vécu » de l’homme. Mais l’analyse de ce « vécu » est elle-même prise dans le filet de ces positivités : qu’elle s’inscrive dans des pensées de type positiviste ou eschatologique (au premier rang desquelles le marxisme), qu’elle soit déterminée par des réflexions inspirées de la phénoménologie et donc de la connaissance originaire, spontanée de la nature qui s’esquisse avec le corps ; dans l’un et l’autre cas, ce vécu est inséré dans l’histoire d’une culture, dans une continuité évolutive (le darwinisme) ou dans une téléologie de l'histoire (le marxisme). Cette analyse du sujet s'effectue en terme de norme, de déviance, de normal, de pathologique, etc. Foucault insiste, au contraire, pour souligner la fonction de "contre-science" humaine dévolue à l'anthropologie car celle-ci met en évidence la relativité de toutes ces règles de comportement.

Mais il est clair que, de Gustave Lanson à Georges Bataille, de Ramon Fernandez à André Breton, se constate le sentiment de dépossession progressive de ces hommes de lettres, chassés du territoire historique qui était celui toujours : l’étude de l’homme. C’est dans un article intitulé « La littérature et la science », publié en 1895, que Gustave Lanson prend acte de la dépossession de la littérature, par les sciences humaines, pour traiter de façon analytique cette question de l'identité des hommes historiques, dans les systèmes sociaux, culturels, idéologiques où ils vivent. Lanson tente alors de proposer un territoire spécifique, résiduel en quelque manière pour celle-ci, en la caractérisant par son objet spécifique :  les « faits de conscience », « les passions, les sentiments, les instincts », ainsi que par son mode de transmission où la notion de vérité de type objectif n’est pas requise (au plus loin des rêves zoliens même si celui-ci se souviendra de cette notion d'instinct, de pulsion liée à un déterminisme génétique dans le système de filiation qui tisse une continuité dans les comportements des personnages principaux des Rougon-Macquart).

Cette ligne de partage allait bientôt devenir ligne de faille, fracture, doublement2, entre ce que Gisèle Sapiro appelle "les discours d'expertise" (définissant le sujet par rapport à la norme) et ce que Deleuze appelle un "délire": la littérature (approchant le sujet comme singularité, comme "exception"). En en faisant la question même de la modernité ; notre question, aujourd’hui encore.

La littérature va alors développer un intérêt manifeste pour les personnages singuliers, exceptionnels, marginaux, comme vie "incommunicable",  par opposition à la façon dont les autres sciences humaines (psychologie, linguistique, économie, etc.) tentent elles, au contrainte, de définir la vie du sujet historique comme contrainte par un système de règles et de normes. (Cf Walter Benjamin qui parle du personnage romanesque -par opposition au personnage du conte- comme "incommensurable"3). Le littéraire, l'art auront à voir avec le Mal, le monstrueux...

Second courant :

Simultanément toutefois, le XIXe siècle attestera d'une volonté d'ouverture vers l'ailleurs, vers l'exotisme, vers l'altérité. Sans doute faut-il d'ailleurs relier cette orientation au rêve de littérature mondiale du XVIIIe siècle.

1/ L'université : c'est en 1814 que se crée au Collège de France la première chaire de "chinois et de mandchou", dont les premiers titulaires fonderont d'abord leur enseignement sur les informations des jésuites pour développer une sinologie qui influencera toute l'Europe.

2/ La littérature: chacun sait le rôle joué depuis le XVI e siècle, par Montaigne, dans la relativisation des valeurs, thème repris au XVIIIe siècle par les plus grands écrivains : Fréret, Voltaire, Montesquieu, etc. L'analyse, admirative, de la poésie et du théâtre sanskrits que traduit lyriquement Lamartine dans son Cours familier de littérature (1856) est intéressante car elle illustre bien les modalités cognitives de perception de l'altérité au XIXe siècle, tout au long de cette mode qui s'appellera "l'orientalisme", de Goethe et Hugo à Loti, de Chateaubriand à Ségalen. D'abord parce qu'elle insiste sur l'existence d'une littérature dont les thèmes, les modalités lyriques sont données pour universelles. Après Kant, Goethe, Lamartine cherche en effet à définir l'existence d'une littérature et de valeurs universelles. La lecture du dernier livre du Mahâbhârata le conduit à s'exclamer que la littérature indienne est l'expression même de l'humanité. Mais elle est aussi significative : domine, chez lui, comme chez presque tous les autres écrivains fascinés  par l'Orientalisme un imaginaire associatif, analogique, syncrétique qui retrouve dans ces descriptions littéraires "exotiques" des éléments fondamentaux du christianisme et de ses valeurs, de la littérature européenne et de ses chefs-d'œuvres. Tel épisode du Mahâbhârata évoque Roméo et Juliette de Shakespeare, tel autre serait analogue "à l'histoire de Joseph dans la Bible." Bref, Lamartine peut conclure, lyriquement:

"Les grands poëtes se rencontrent égaux en dessins et en couleurs devant leur éternel modèle, à travers tous les siècles, toutes les moeurs, toutes les langues." La mode orientaliste, on le voit, demeure marquée par une pensée de l'équivalence universelle mais atteste d'abord d'un européocentrisme qui pense l'altérité comme validation anthropologique des références culturelles occidentales, judéo-chrétiennes.

La naissance de cette discipline qu'est la littérature générale et comparée, dans le champ de la critique littéraire, date du milieu du XIXe siècle  doit être mise en relation, elle-même, avec une double réalité historique : cet attrait pour l'altérité qui se trouve doublé par l'essor "scientifique" de l'anthropologie culturelle de cette époque. Discours  anthropologique et discours littéraire vont tisser un réseau d'échanges très dense et la critique comparatiste jouera un rôle de lien entre les deux. C'est d'ailleurs ce que récapitulera, récemment, l'ouvrage de Vincent Debaene sous un titre significatif : L'adieu aux voyages. L'anthropologie française entre science et littérature (nrf, Gallimard, 2010). Même si évidemment, les visées de ces deux discours ne sont pas nécessairement convergentes.

A la littérature va être dévolue la peinture de l'ailleurs comme exotisme, comme absolutisation de la singularité, à l'anthropologie, aux sciences humaines en général, la description "technique", l'interprétation "objective" de cette altérité.  On rappellera seulement l'exemple de Victor Ségalen découvrant, émerveillé, la Chine du début du XXe siècle (je pense à son roman "René Leys") et faisant de ce monde "le réel achevé", saturé de sens, car il y discerne un symbolisme qui justifie le sens de toute chose, de toute forme, de tout rituel, etc. Cette fascination de l'ailleurs, comme système de représentation non assujetti à la mimesis platonicienne, célébrée par Aristote, se retrouvera dans les arts plastiques (fascination pour l'"art nègre" des cubistes, de Surréalistes), mais c'est une même fascination qui se lit chez Artaud découvrant le Mexique et cet attrait continue à exister de nos jours : toute l'œuvre d'un romancier comme Le Clezio est placée sous le signe de la nécessaire remise en cause des valeurs de l'Occident grâce aux modes de vies découverts sur d'autres continents, notamment sud-américain. Mais rares sont les manifestations littéraires placées sous le signe de l'exotisme qui ne soient pas d'abord un dispositif  où l'intérêt, la fascination implique aussi un constat d'irréductible étrangeté ou, inversement, un constat de vérification des valeurs occidentales. C'est ce que rappelait ma collègue Françoise Lavocat dans son commentaire sur la réception en France de la littérature chinoise :

 "Lorsqu’on lit, en effet, -dit-elle-, sur le quatrième de couverture de la traduction française (2007), par André Lévy, d’une pièce Tang Xianzu, que celui-ci est une sorte de Shakespeare, ou de Calderón de la Barca chinois et que L’Oreiller magique (écrit vers 1600) « inverse le propos » de la Vida es Sueño, on n’apprend rien sur Tang Xianzu."

Cette difficulté a été parfaitement décrite, en 1956, par Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques4 lorsqu'il constate que "ou bien l'ethnographe adhère aux normes de son groupe, et les autres" sont autres à un tel point qu'il faut renoncer à chercher à les "comprendre"; ou bien il a l'impression de pouvoir intérioriser leur mode de penser mais alors il les fait disparaître, en tant qu'autre! C'est là la démarche, involontaire bien sûr, d'André Lévy!

Quoi qu'il en soit, c'est tout de même l'anthropologie qui remettra largement en question l'idée d'un centre du monde, d'une Europe fondatrice de civilisation. Et sur ce point encore l'œuvre de Lévi-Strauss aura un impact considérable, notamment en relation avec sa réflexion sur le mythe, comme mise en récit universelle de la pensée du monde5.

Dans son évolution, dans la conception même de la discipline, la littérature générale et comparée va être profondément marquée par cette pensée de la différence, de l'altérité vers d'autres régimes de pensée, d'autre systèmes ontologiques. La comparée naît donc dans le cadre d'une découverte littéraire de la différence, de l'ailleurs même si, ensuite, elle devra aussi rendre compte de l'essor des nationalismes culturels en Europe et essayer de relativiser cette exaspération historique des identités nationales.

II / Généalogie des relations entre littérature comparée, nationalismes et anthropologie

Quoi qu'il en soit, c'est l'évolution de la littérature générale et comparée depuis la seconde moitié du XXe siècle qui atteste d'un rapprochement objectif, manifeste avec l'anthropologie culturelle pour penser une littérature-monde. Sans aucun doute sous la pression des flux migratoires, des échanges culturels que vont permettre l'essor des moyens de communications, d'échanges. L'internet étant, aujourd'hui, une facteur décisif de cette "planétarisation" des relations.

C'est aux États-Unis que va s'élaborer cette mise en relation systématique du comparatisme et de l'anthropologie culturelle donnant naissance à  la notion de World Literature. Historiquement, sans doute à cause des phénomènes migratoires qui sont à l'origine même du peuplement européen de l'Amérique.

Dès 1977, par exemple, Robert J. Clements explique que la littérature comparée américaine a connu trois phases. La première, provoquée par les immigrants européens aux Etats-Unis, restait confinée (à ses yeux) au vieux continent; la seconde était centrée sur les relations Est-Ouest ; la troisième est tournée vers le monde entier, ce qui se traduit par la création dans les cursus universitaires des premiers enseignements de cette « World Literature »6.

Un autres phénomène, sociologique, contribue à accentuer cette mise en relation à l'époque récente, "post-coloniale". Dans les années 1980-1995, aux Etats-Unis, l’accroissement et l’affirmation des minorités ethniques nourrit le débat public et modifie, dans le sens d'une approche anthropologique, la définition du comparatisme. Gayatri Spivak estime que l’essor des « cultural and postcolonial studies », aux Etats-Unis, est lié à l’accroissement de 500% des migrants asiatiques. Face à cette prise de conscience de la nécessité de penser ces brassages culturels, les départements de littérature comparée deviennent, aux US, départements de World Literature.  Alors que l’éloignement du modèle européen est salué Outre-Atlantique, mais aussi en Amérique du Sud et en Inde comme une nécessité ou une conquête, comme une "émancipation". Selon Gayatri Spivak, et d’un point de vue américain, la chute du mur de Berlin, en mettant fin à l’affrontement Est-Ouest, classe en quelque sorte la question de l’Europe, qui sort du champ de la discussion académique comme des préoccupations militaires et stratégiques américaines. Pendant qu’aux Etats-Unis se tient ce débat, la guerre en ex-Yougoslavie se déroule en Europe (1990-1995).7

 Aux Etats-Unis, on peut rétrospectivement distinguer trois aspects de l'évolution de la réflexion sur la littérature générale et comparée dans une perspective d'anthropologie culturelle.

a) Tout d’abord, le débat surla nature du comparatismesi l’on en juge les contributions majoritairement fournies à partir des années 1970 et réunies en 2003 par le journal World Literature Today. Le bilan tiré par Linda Hutcheon, en 1995, de trois décennies de comparatisme américain, à partir du compte-rendu du congrès de 1993 par Richard Bernheimer (publié en 1995) est éloquent : les avantages, en termes d’élargissement d’audience et de plus-value morale et politique versus les risques de dilution de la littérature comparée en études culturelles ont été au cœur du débat.

b) Le deuxième phénomène à signaler est le large accueil fait, par des départements de littérature comparée d’universités américaines et canadiennes, à des théoriciens parfois venus d'Europe de l’Est comme de l’Ouest. Des chercheurs comme Lubomir Doležel et Thomas Pavel  ont pourtant été recrutés dans des départements de littérature comparée, au sortir, pour le premier, de Tchécoslovaquie, pour le second de Roumanie. Leur œuvre influente et novatrice, sans se réclamer d’un label comparatiste, l’est pourtant sans conteste. C’est dans un département de littérature comparée, celui de Toronto, que Paul Ricœur a prononcé les conférences qui ont été à l’origine de Temps et Récit. Les raisons de ces disparités entre la France et les Etats-Unis ou le Canada sont évidemment diverses mais il ne faut pas sous-estimer, rétrospectivement surtout, l'importance du phénomène de la critique structurale, en France, à partir des annes 60 et jusqu'à la fin des années 70. Cette critique, fermée sur le texte littéraire, impliquait l'abandon de toute perspective historique, biographique, anthropologique dans l'examen de l'œuvre en "close reading". Ce moment linguistique ("linguistic turn") eut une conséquence très négative sur le comparatisme pensé en contextes culturels.

c) l'essor des "Post-colonial Studies". D'où le retard avec lequel apparaissent, en France, les Post-colonial Studies. Ce n'est en effet que depuis une vingtaine d'années que les "Post-colonial Studies" ont acquis, pour le meilleur et parfois pour le pire, droit de cité dans l'enseignement français, alors qu'elles sont au coeur des recherches comparatistes américaines depuis les années 70. Les traductions, par exemple, d'Edward Saïd et sa critique de l'orientalisme dans la critique comparatiste européenne, de Gayatri Spivak dans sa critique de la notion de nationalisme culturel "européo-centré"et de Judit Butler dans sa critique de la représentation féminine "subalterne" dans la société et dans la littérature au nom de l'égalité des sexes; les traductions de ces auteurs de langue anglaise sont, pour la plupart, récentes.

III/ Comparatisme,  littérature-monde, perspective anthropologique

 Il ne saurait être question, évidemment, de confondre discours littéraire et discours anthropologique même si tous deux sont fondés sur le concept de narration, de représentation. La visée du premier est libre de toute contrainte en termes de scientificité, de réalisme, d'authenticité, de vérité, le second, comme nombre de sciences humaines, au premier rang desquelles le récit historiographique prétend à un discours descriptif et explicatif fondé sur l'idée de vérification, d'interprétation fondée, l'établissement d'une connaissance "objective". .

Mais il importe d'insister sur un point, fondamental, selon moi. L’anthropologie et la littérature ne traitent, en dernière instance, que du sujet, dans l’espace et dans le temps, tantôt comme réponse, tantôt comme question, dans son extension, dans ses limites, dans son rapport au monde qui l’entoure et, bien entendu, dans la complexité du tissu relationnel tissé entre les hommes pour définir le fait de vivre ensemble et la littérature générale et comparée a un rôle essentiel à jouer dans cette relation entre critique littéraire et perspective d'anthropologie comparée.     

Et de fait, penser, aujourd'hui, « l’action de l’art » revient simplement à penser la littérature, comme un moyen privilégié pour problématiser la question de la représentation du sujet dans ses difficultés d’identification et de relation dans un monde complexe, instable, multiple, « globalisé », où chaque individu est confronté à une infinité d’influences culturelles, au poids de l’histoire de son pays, à l’existence de traditions, mais aussi aux chocs d’une mondialisation qui bouleverse toutes ces valeurs… L’action de l’art s’interprète alors, et c'est là, me semble-t-il, une fonction essentielle du comparatisme pensé en contextes culturels, comme la présentation d’une figure du sujet qui pense son identité selon des identifications multiples, selon des relations trans-culturelles.

Et il est évident que l'évolution même de la littérature depuis une cinquantaine d'années maintenant est marqué par l'idée de la diversité, par les phénomènes migratoires, par la mise en relation des champs culturels; à cause, évidemment, de la multiplication des facteurs de connaissance liés au traitement planétaire de l'information. Cette évolution synthétise, en ce début de XXIe siècle, les thématiques antérieures : mais en réfute les oppositions simples, entre l'ici et l'ailleurs, entre la norme et l'écart au profit d'une diversité des langues, des voix, des imaginaires qui tissent une littérature-monde.  D'où l'importance, aujourd'hui, d'une critique littéraire fondée sur la prise en compte de la multiplicité des points de vue, de la multiplicité des voix narratives, des langues utilisées, du mélange de celles-ci dans une même œuvre (je pense à l'œuvre poétique du poète antillais Edouard Glissant)... Plus encore, il convient de souligner l'importance d'une remise en question de cette perspective, commune à la littérature générale et comparée (en contextes culturels) et à la pratique du discours anthropologique : celle qui vise à définir la question de l'autre par opposition à celle du même. Dans le domaine qui est le mien, la littérature comparée, je dois dire que cette pensée dialectique de la comparaison a été remise  en cause, précisément, par les constats que j'ai dû tirer de mon enseignement face à un public, à la Sorbonne Nouvelle, majoritairement, largement majoritairement composé d'"étrangers", plus encore dans mes directions de thèse avec des étudiants de divers continents.  

Ce que le comparatisme m'a apporté et ce que je dois à mes étudiants.

Je souhaite, en conclusion, retracer une expérience d'enseignement : la mienne. A la fin de mes études, mon premier poste d'enseignant fut un lycée du Sénégal, en Afrique. J'y ai appris progressivement à essayer de m'éloigner de moi-même, de mes convictions de jeune chercheur marqué par les théories critiques, en France, des années 7O : formalisme, structuralisme, déconstruction, psychanalyse et psycho-critique. Bref, ce premier séjour à l'étranger m'obligea à une démarche relative de dés-identification,  de dé-familiarisation, de prise de distance avec ce que je croyais savoir mais que je croyais savoir sans limites de validité ni dans le temps ni dans l'espace. Ce devenir étranger à soi-même me fut aussi une chance : me conduisant à lire, à découvrir, fût-ce superficiellement, d'autres littératures, d'autres comportements, d'autre régimes symboliques, d'autres rituels. J'ai alors entrevu ce que pouvait être une cosmo-citoyenneté, un être avec les autres qui n'était plus marqué par un système de comparaison par rapport à mon monde de référence mais par une relativisation de mon propre système de pensée. Or, un système de pensée est fondamentalement marqué, structuré par la langue, par l'antéprédicativité du système linguistique qui va organiser nos mécanismes cognitifs. Les postes que j'occupai ensuite me permirent l'apprentissage et la maîtrise d'une langue étrangère : l'italien, et le fait de pouvoir communiquer  dans quelques autres langues. C'est pourquoi je partage sans réserve, au sujet notamment de mon rapport à la langue, à la culture italiennes le triple constat de Gayatri Spivak (voir bibliographie):

1/ Le monolinguisme est un facteur majeur d'un imaginaire nationaliste pensé en forme de confusion : entre la reconnaissance de la valeur, de l'importance du "pays natal", la "heimat " allemande et le rejet de l'altérité. Je crois que l'enracinement dans un espace, dans un lieu (par opposition à l'abstraction de notre appartenance à l'espace, abstrait) est une valeur importante de "savoir vivre" mais il ne faut pas confondre ce lien avec l'idée d'un nationalisme. D'où le point suivant pour, dit-elle, dé-transcendantaliser" (ce qui ne veut pas dire nier!) l'idée même de nationalisme.

2/ La nécessité de "vivre en langues" car la traduction, même si son rôle en littérature et ailleurs est capital ne suffit pas. Il existe, en effet, selon au moins mon expérience, une différence décisive entre parler dans une autre langue que sa langue natale mais en le faisant en ayant recours, mentalement, à un acte cognitif de traduction simultanée et le fait de parvenir à parler dans cette langue seconde sans en passer mentalement par la langue, la syntaxe de la langue de référence maternelle. Oui, je crois avec Gayatri Spivak que l'essentiel consiste dans l'acquisition d'une mémoire linguistique.

Je cite Mme Spivak, dans une conférence en Bulgarie, je crois,  faisant référence à un anthropologue de l'Université du Michigan (A.L. Becker). "Dans un livre intitulé Beyond Translation8, il développe le concept de mémoire linguistique, un concept de première importance pour la guerre et la paix. Pour être en mesure de pénétrer un autre espace -et la globalisation le fait en permanence-, vous devez apprendre une langue suffisamment bien pour pénétrer sa mémoire linguistique..."9 Cette "mémoire linguistique" me semble être un facteur décisif dans toute approche comparatiste des littératures en contextes culturels. 

3/ La notion d'équivalence inventive.

C'est là une notion largement suggérée par Gayatri Spivk mais dont je dois d'abord le constat aux étudiants étrangers que j'ai eu la chance d'avoir, à la Sorbonne Nouvelle, notamment aux étudiants chinois, coréens, d'Amérique du Sud; mais aussi lorsque j'étais moi-même l'hôte, le "foreigner" dans des pays étrangers, aux hasards d'enseignements au Sénégal que j'ai pu dispenser, au Maroc, en Tunisie, en Italie, en Iran...

Ce constat réside dans une remise en question, aujourd'hui, de l'un des éléments fondamentaux du discours comparatiste, un discours que la littérature générale et comparée a d'ailleurs en commun avec le discours anthropologique, celui de la pensée de l'altérité par opposition à une pensée de la mêmeté, au profit d’une conception de chaque sujet où se mêle mêmeté et altérité.  Non que ces deux concepts sur lesquels repose pour partie la définition de l'identité aient perdu leur pertinence dans un monde "globalisé" mais parce qu'ils doivent être repensés dans la perspective d'un monde où il devient impossible d'opposer un centre et une périphérie, une culture majeure et une culture mineure, une langue régionale et une langue nationale, non qu'elles aient toutes la même importance amis parce que l'essentiel, entre elles, est le respect de leur co-présence, de leur co-existence à dignité égale et ce, au profit d'une pensée de la diversité, de la pluralité, bref une pensée de la mise en relation selon une équivalence inventive.

Qu'est-ce qu'une pensée de l'équivalence inventive?

Je laisserai de côté   les raisons de l'existence de cette expression, inventée par G. Spivak à partir de la notion d'équivalence chez Roman Jakobson10, équivalence qui, selon le linguiste, est un principe essentiel de la composition poétique. Je laisserai de côté encore l'emploi de ce terme dans l'illustration qu'en propose la professeure de littérature générale et comparée indienne qui enseigne aujourd'hui encore, je crois, à Columbia. Voici sa définition en rapport direct avec la discipline comparatiste:

"Je suggère que le principe d'équivalence inventive devrait être au coeur de la démarche comparatiste [...] Ce principe serait une avancée dans l'effacement du fonctionnement hiérarchique de l'actuelle littérature comparée, qui a pour critère de mesure les nationalismes occidentaux.

Sans doute parle-t-elle d'abord de son expérience américaine de la comparée mais je dois dire que ces dernières années les travaux de certains de mes étudiants étrangers, inscrits en thèse de LGC, à la Sorbonne Nouvelle ont donné un contenu précis à ce principe de dés-hiérarchisation". Ce principe revient à annuler une perspective comparatiste fondée sur une hiérarchie entre les objets comparés, l'un appartenant à une culture, à une langue "majeures", l'autre à une culture, une langue "mineures".

 Je prendrais deux exemples.

L'un emprunté à la thèse réalisée par une étudiante de Shanghai précisément, aujourd'hui à l'ECNU, et qui portait sur les relations entre fiction et histoire chez deux romanciers contemporains, l'un français (Claude Simon), l'autre chinois (Yu Hua). Alors que j'avais moi-même lu Simon dans une perspective qui était celle du "Nouveau Roman" des années 60 et 70, soutenant la thèse d'une absence de rapport entre le monde de la fiction et la réalité historique, conséquence indépassable de l'autonomie, de la réflexivité de l'œuvre d'art, cette thèse mettait en évidence tout le poids, y compris fantasmatique, de l'Histoire chez le romancier français et, plus encore, mettait en relation d'équivalence cette conception de l'histoire comme fracture, comme discontinuité en analysant cette même question dans l'œuvre romanesque de Yu Hua. Équivalence et non plate comparaison (ressemblance, dissemblance, etc.) mais libre transposition problématisant, sans hiérarchie entre auteur, sans avoir évidemment recours à la notion d'influence, moins encore de "modèle", cette question de l'héritage du passé, de ce passé qui ne passe pas. Non seulement cette thèse me fit repenser mes propres conditions historiques de lecture de Claude Simon mais elle me permit de comprendre l'existence, dans l'histoire de ces deux pays, de grands moments anthropologiques "équivalents" où se pose, de façon cruciale, la question d'un héritage critique du passé. 

J'évoquerai, très rapidement, comme un second exemple, la thèse d'un étudiant iranien sur les relations entre fiction et histoire encore dans les littératures française et persane. Ici l'intérêt majeur, pour moi, de cette équivalence inventive fut de constater que loin de se limiter aux conceptions de la "nouvelle critique" française développées dans leurs essais par Barthes, Sollers, Foucault, Derrida, Deleuze, Genette etc., ce chercheur examinait ce couple de concepts en relation avec l'histoire de la littérature persane où l'opposition entre discours historiographique et discours littéraire a toujours été pensé en relation avec un troisième pôle, largement refoulé par la pensée intellectuelle française de la seconde moitié du XXe siècle : le concept de vérité. Ici encore, il ne s'agissait aucunement d'une "comparaison" mais de l'examen en forme d'équivalence inventive de l'utilisation d'éléments de réflexions sur la littérature occidentale de cette seconde moitié du XXè siècle pour mettre en évidence tout le soubassement idéologique, anthropologique et, plus encore, les refoulements dont elle fit preuve (à commencer par une réflexion sur la question ontologique de la vérité). Cette thèse proposait une réflexion sur la "teneur en vérité" de la littérature française contemporaine qui en renouvelait partiellement la lecture.

La notion d'équivalence inventive m'aura encore permis de mieux intérioriser les propos d'un historien comme Ernst Bloch sur le fait que nous vivons aujourd'hui un "moment historique" mondial où se développe des rapports au présent, au passé extrêmement complexes qui nous font vivre dans une contemporanéité du non-contemporain. C'est-à-dire que chacun d'entre nous vit son présent avec la présence diffuse de passés qui déterminent des comportements où tradition et modernité se mêlent, s'affrontent, se conjuguent. 

Ce que j'entends par là n'est pas un discours politique mais un constat anthropologique que, je crois, chacun d'entre nous peut faire. La rapidité de l'évolution des moeurs, des comportements, des régimes symboliques de la valeur, des imaginaires  provoque une hétérogénéisation, une multiplication, une déconstruction de nos identités moins en termes spatiaux qu'en termes temporels. Chacun d'entre nous est multiple : incluant dans sa vision du monde des systèmes de pensée, des régimes symboliques divers. La littérature-monde n'est peut-être que l'expression la plus actuelle de cette présence d'éléments non contemporains dans notre propre contemporanéité.

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